"Jean-François Bizot nous a quittés à l’âge de 126 ans. Vivre jour et nuit pendant 63 ans, le compte y est. 126, c’est un bon âge pour mourir. La nuit, il adorait. Vivre la nuit, c’est d’emblée vivre en marge. Quand la ville dort, quand tout semble permis, tout est possible, le cosmos grand ouvert. Avaler d’énormes sandwiches au saucisson, descendre la vodka, se blanchir le nez, inhaler à donf, criser de rire avec ses potes collaborateurs, prendre la tête à l’infini, réveiller des gens au téléphone et pisser vingt-cinq feuillets à la chaîne. Baiser aussi ? Non, l’amour attendait l’aube, au sortir du bouclage. On ne peut pas tout faire en même temps, même lui. Encore que… Avec un peu d’organisation, des adoratrices en espoir, entre deux maquettes d’articles à changer, de 2 heures à 3 heures du matin, bien des choses sont possibles. La nuit. On recevait un coup de fil : «Quoi ? ! Tu dors ? Mais il est minuit…» Puis, vers une plombe et demie du mat : «Bon, on descend manger un morceau et on gratte vite fait la série des douze portraits, comme ça ce sera fait, tu vois ce que je veux dire ?» S’il y avait un truc que Bizot détestait, c’était faire comme tout le monde. Bizot, le Citizen Kane de la presse underground. Plusieurs de ses amis sont devenus grâce à lui des fans absolus de Citizen Kane, le film. On peut le visionner sans arrêt et y revoir Jean-François si beau dans son miroir. Né riche comme Kane, éducation sévère, acquéreur d’un château à remplir comme une caverne d’Ali-Baba, un Xanadu à Saint-Maur-des-Fossés, une «folie» du temps de Louis XV et d’un duc de Noailles qui l’avait fait construire en marge, déjà, de la Cour. Kane-Bizot qui engloutit son fric dans un journal, campe son pieu dans son bureau et revient la nuit zombifier un copain journaliste qui sèche sur sa copie. Nous partagions des maîtresses. Une convivialité sans vulgarité, cadeau de cette époque bénie de la révolution sexuelle, de l’underground et plus tard du rush des années 80. A elles, il lâchait des confidences que par pudeur il refusait à ses potes. Par elles, nous en savions parfois plus sur lui qu’il n’en voulait nous dire : «L’autre soir tu sais ce qu’il m’a sorti : J’ai l’impression de me balader avec un flambeau à bout de bras et d’éclairer les autres pour qu’ils suivent, pourquoi c’est comme ça je sais pas mais c’est comme ça. » Ainsi, Bizot avait une mission et il savait assumer. La mission ? Etre un révélateur. Curieux de tout, aller fouiller, raconter (c’était un conteur d’élite et il nous a appris à amorcer nos papiers en les racontant d’abord oralement aux potes), transmettre, faire faire, faire exister. Révéler des infos bien sûr, puisqu’on est journaliste, révéler des talents et aussi, surtout peut-être, révéler des gens à eux-mêmes. La légende fondatrice d’ Actuel, telle que ses amis se la répètent, dit ceci : un jour de 1965, un 19 août précisément, anniversaire de naissance, son père Ennemond le convoqua en l’hôtel de famille rue Barbet de Jouy et lui tint ce discours : «Jean-François, vous avez 21 ans aujourd’hui. Vous êtes majeur. Rendez vous chez notre notaire (une somptueuse étude sise quai d’Orsay, ndlr) et voyez avec lui.» Le jeune Jean-François entra chez maître X… élève de l’école de Chimie de Nancy, il en ressortit héritier. Ses grands-parents lui avaient réservé du bien. L’énormité de la somme, huit cents millions de centimes de l’époque, lui vrilla la tête. Toute la journée, il erra dans Paris : que faire de tout ce fric ? Il se résolut à en gratifier le Parti communiste. Arrivé place Kossuth, alors siège du PCF, il se ravisa : il y avait peut-être meilleur usage. De chimiste, puis économiste, il se fit journaliste à l’Express, celui de Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il traversa Mai 68 en curieux plus qu’en militant, bien qu’ensuite, il aimât laisser dire qu’il avait ferraillé au côté des maos. Un an plus tard, il rachetait (pas cher) un magazine ultra-confidentiel de free-jazz et jeune théâtre avant-gardiste qui s’appelait Actuel. L’idée découlait d’un voyage aux États-Unis et d’une discussion avec Servan-Schreiber. Aux Etats-Unis, plusieurs mois de suite, il avait vu ces fameux hippies, des concerts, des filles à nattes tressées, des joints tout gonflés de marijuana, des communautés réalisant d’impensables utopies, et entendu un mot magique : «Underground». De retour à l’Express, JJSS avait laissé tomber : «Passionnant tout ça, Jean François. Faites-nous en donc un article.» Mais Bizot avait pensé : c’est pas un article qu’il faut faire, c’est un journal. Son Rosebud caché en avait fait un être indéchiffrable, profondément contradictoire. Un orgueil énorme fourré d’une humilité confinant à l’auto-destruction. Dans le premier Actuel, underground, il signait ses papiers de pseudonymes multiples pour ne pas se mettre en avant : Julien Vladimir (le prénom de son fils - celui de Lénine) ; John Vetebey (VTB pour Va Te Branler, eh oui !). En co-écriture avec Kouchner et Michel-Antoine Burnier, il se muait en Bernard de Burnebise. Les articles sur la peinture et l’art contemporain sortaient de la plume de Jean-François Pinsot. Etc. Autre exemple d’orgueil dérisoire : quand il partit à Ceylan en 1973 tourner le film La Route avec la moitié de sa rédaction improvisée en acteurs, il osa écrire, dans Actuel : «Je recherche la spontanéité avec juste un regard. Godard en moins prophétique. Jean Rouch en moins bavard et en moins ethnographique, Easy Rider en plus dense, Hallelujah les collines en moins décousu…» Rien que ça. Mais c’était au deuxième degré et demi, et d’abord un hommage à ses maîtres. Actuel première formule, 1970-1975, explora la veine du Rock-Sexe-Communautés-Routards jusqu’à épuisement et termina en parodies grinçantes. Suivirent quatre années de relâche journalistique, que Jean-François utilisa, entre autres fièvres, à écrire son roman Les déclassés (autobiographie à peine maquillée qui manqua le Goncourt 1976 d’une voix), puis à installer l’essentiel de sa rédaction dans son château de Saint-Maur. Bizot-le-généreux : une bonne centaine de personnes ont été logées là, à l’œil, certains un mois ou deux, d’autres vingt ans durant. Grande gueule, mais gros cœur. La seule contrepartie était de participer aux élucubrations du châtelain, grand spécialiste du mélange plaisir/travail (ou vacances/reportages), rêve fabuleux pour de jeunes journalistes - qu’importait alors si nous n’étions pas payés ou si peu ? Le grand blond avait eu le nez creux pour s’entourer de jeunots, tous plus petits que lui, et qui se fichaient pas mal du fric. Après deux almanachs indescriptibles, l’aventure journalistique repartit, un cran plus haut dans la force de frappe et un zéro de plus au tirage. Actuel seconde formule (1979-1994) surgit d’une envie de voyages et de métissages spatio-temporels, mais aussi et peut-être d’abord, d’un ras-le-bol des news-magazines impersonnels et sociologiques, genre L’Express. A la fin des seventies, le Bizot admirateur de Joseph Kessel, d’Albert Londres et de Tom Wolfe sut allumer dans sa bande le désir de jeter à bas toute idéologie et de partir en reportage subjectif sur les frontières du monde, à la recherche de «monsieur Réel». Partir sans a priori, n’importe où, pourvu qu’il y ait une expérience à traverser, une histoire à rapporter, de l’inspiration à livrer au lecteur, en pas moins de trente feuillets, à la première personne du singulier. Et puis secouer le cocotier ! «Bouger ! Se remuer le cul ! Vite !» Ses mots-clés. Réveiller la vieille France endormie. Oser applaudir toutes les modernités, même tabou dans son milieu d’origine, même friquées, même scandaleusement parvenues, à partir du moment où elles révélaient de la créativité, de l’impertinence, du génie. L’ex-futur ingénieur réveilla aussi son ancienne passion des sciences et des technologies… Mais surtout pour la transmettre aux plus jeunes de l’équipe : lui-même ne fit quasiment pas de reportages «savants» ou «technos», leur préférant les enquêtes politiques hors norme (la candidature de Coluche l’enthousiasma), les irruptions de mœurs nouvelles, la découverte de créateurs de musiques inédites, les architectes cinglés, les designers hallucinés… Bizot des contraires, à la fois machiavéliquement organisé et tout à fait bordélique. Son sens de la stratégie, son admiration pour le machiavélisme, justement, de Mitterrand (qui, arrivé au pouvoir, le jeta, parce qu’il refusait l’étiquette courtisane). Il savait que Mitterrand avait digéré la phrase du cardinal de Bernis : «En politique comme en amour, on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens.» Lui-même en usait. Et en abusait. Sa technique pour monter un reportage : tous à la fabuleuse documentation de l’Express ! (hélas disparue), à photocopier sans fin de vieilles coupures, pour tout savoir sur un sujet, un pays, un personnage - et si possible dénicher la perle, l’angle d’attaque, le scénar, parfois dans une simple note de bas de page (il épluchait la presse, surtout américaine, jusqu’au fond des entrefilets). Sur place, pendant le reportage, se fondre dans l’histoire, le décor, les protagonistes, jusqu’à ce que se dégage une vision - un reportage sans vision, sans implication existentielle, était un reportage raté. Puis rédiger l’article, art appris de Françoise Giroud : première phrase au plancher, premier paragraphe consacré à l’anecdote, suivi du «paragraphe de transition» qui ramasse l’enjeu du papier, après tu déroules ton histoire, alternant paragraphes vécus et paragraphes de synthèse, et tu chutes cut. Sa conscience professionnelle : cinquante témoignages en Asie centrale pour deux feuillets de texte. Voilà pour la méthode. Rigueur - hélas ou heureusement - aussitôt démantibulée par un art inouï de la pagaille. Le spectacle de son bureau, effrayant, les tas de papier, des bouquins luxueux déchirés pour en extraire une illustration immédiatement égarée. Sa manie de vouloir entasser trente feuillets dans une seule double page. La lutte désespérée du rédacteur en chef (Michel-Antoine Burnier, ou Frédéric Joignot) pour ramener raison. Sa créativité, buissonnant tous azimuts, que seul un jardinier expérimenté pouvait tailler, à grands coups de cisaille - de ce point de vue, le tandem qu’il forma trente ans durant avec Burnier, qu’il appelait pour cela «Roger Frigo», fonctionna à merveille. Rien ne vint tarir ce jaillissement, pas même les cinq années de maladie mortelle : il n’était pas relevé du KO debout où le mettait une nouvelle chimio qu’il grattait déjà, parfois encore dans son lit d’hôpital, un roman, des poèmes, les commentaires de son anthologie du mouvement Underground, ou la liste d’une nouvelle compil pour Nova Production. Son impatience, ses rages, sa manière de bouffer du saucisson de Lyon et des rillettes abandonnés sur la photocopieuse ou dans les chiottes. Une réplique d’Audiard peint Bizot : «J’aime les fêlés, parce qu’au travers tu vois la lumière.» Son indignation pas feinte contre l’injustice, son amour réel des rebelles, perso ou en tribu - par Wao le Laid ! révéler une nouvelle tribu d’insurgés ! -, ses connexions perso en banlieue profonde, ses engagements concrets, payés en nuits d’écriture et en dizaines de plombes de palabres, en faveur des radios libres quand elles s’appelaient encore «pirates», pour soutenir la marche des Beurs, les premiers rappeurs ou les étudiants de Tien An Men, allant jusqu’à affréter un cargo/émetteur FM et l’expédier au large de la Chine… et s’y casser le nez. Son «machiavélisme» s’avérait alors bien tendre, et innocente sa foi dans l’influence de la culture sur l’engeance humaine. Doubles polarités : peur de rien et hanté de terreurs. Des reportages dangereux au fond de continents instables, le Zaïre, Haïti, Bornéo en saison des pluies, Soweto la nuit. L’attirance des zones glauques : ah, les récits oraux des dance floors de Treichville à Abidjan, les filles blacks et les marlous ! Même pas peur d’organiser à bout de bras des concerts déjantés : nuit du «kosmische rock» allemand dans la cathédrale de Reims bookée pour l’occasion, en décembre 1974, et l’effarement du clergé le lendemain matin : un humus de trois centimètres de mégots de joints tapissait les dalles qui avaient vu les sacres des rois de France. Le concert de locomotives Gare de Lyon en 1987, juste pour réaliser le rêve de Marinetti et des futuristes italiens de 1911 - que ce rêve fût inabouti avait tracassé notre ami durant de longues années. Essayer tous les psychotropes, du pire (amphés périmées raflées par kilos chez des apothicaires d’Haïti, sirops turcs, mouches cantharides mordorées du sud marocain, etc. etc.) au meilleur (le champignon balinais, dégusté dans du jus de mangue, sur une plage de Bali bien sûr, au coucher du soleil). Avec Bizot, tout «faisait doc» et le trip balinais éclaboussa dans Actuel une double page psychédélique de poèmes en prose. Il faudrait raconter aussi le voyageur systématiquement en retard, refermant à grand-peine, à l’hôtel, une demi-heure avant le décollage de l’avion, ses énormes valises bourrées de CD, de journaux, de bouquins, de cochonneries qu’il avait le don de dénicher, cadeaux ultra-ringards pour ses copains - et aussi, de temps en temps, une pièce d’art pas naze du tout. Evoquer sa tendresse d’éternel et insupportable ado bourru vis-à-vis des gosses de la tribu, notamment des siens, qu’il aimait faire hurler de rire et de peur, en se déguisant en ogre qui les poursuivait dans le jardin, ou en roulant à toute berzingue au bord des précipices du Haut Atlas. Deviner, derrière ses borborygmes, son intérêt pour certains mystiques très très allumés (personnages du film La Route, Rajnesh de Poona, Alan Watts, Bernadette de Goa, Alejandro Jodorowsky ou le président des chamans de Tuva) mais jamais au-delà d’une certaine limite - les gourous donnaient des boutons à ce fils de grands cathos devenu irrémédiablement mécréant. Peur de rien - c’est peu de le dire, et d’un courage physique stupéfiant face aux affres du cancer et de la chimio - mais… Mais terrifié à l’idée de devenir un grand bourgeois comme il faut. Peur du «bon goût». Peur de ressembler à ses ancêtres, venus d’Italie à l’orée du XVIe siècle (il existe des Bizot à Padoue). Et peur de ne pas être digne de ses ancêtres. De ne rien faire. Peur de mourir, terriblement peur… Encore qu’à cet égard, cinq années de lutte exemplaire contre Jack, ainsi qu’il nomma le rongeur dans un moment de faiblesse, avaient à l’évidence opéré en lui des métamorphoses essentielles. Il n’eut pas le temps de nous les raconter. L’aurait-il fait ? C’était un garçon si pudique. Aux nanas, peut-être. Vendredi 21 septembre, soirée Nuits Zébrées de Radio Nova, le 11 octobres sort le dernier opus bizotien, une anthologie de la New Wave des années 80. La vie continue. La vie sans Bizot commence."
Léon Mercadet et Patrice Van Eersel
1 commentaire:
yep, j'ai entendu sa disparition sur nova… pas glop
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